Sous les feux des canons, sous l’éclat des obus, un homme se dresse. Il n’est armé que d’un appareil photo, pourtant, c’est lui le plus dangereux. Capable de changer le cours d’une guerre en un cliché. Capable d’immortaliser toutes les atrocités. Cet homme, c’est Endre Ernö Friedmann.
Il y a 66 ans, le photographe, plus connu sous le pseudonyme de Robert Capa, perdait la vie en Indochine, victime d’une mine anti-personnelle. Aujourd’hui, ses photographies ornent les pages de tous les livres d’histoire, laissant une trace indélébile sur les conflits du XXe siècle. Son héritage, émouvant de courage et de vérité, est à la hauteur de l’homme qu’il était. Mais que sait-on de celui qui se cachait derrière l’objectif ? Qui est Robert Capa mais, plus important encore, qui était Endre Friedmann ?
De la bourgeoisie hongroise à l’amour parisien
A la veille de la Première Guerre mondiale, l’empire austro-hongrois est divisé. On est alors en 1913 et Budapest est le théâtre de tensions politiques. C’est dans ce contexte tendu que naît Endre Ernö Friedmann. Son foyer, juif et bourgeois, lui permet de s’épanouir en société. Rapidement, le jeune homme commence à plaire. Audacieux, souriant, il sait vanter et capter les attentions de la haute société.
S’il s’attire les grâces de la bourgeoisie, il en exècre pourtant les valeurs. Loin du calme familial, Endre s’engage pour les jeunesses communistes à 17 ans. Habitué des manifestations révolutionnaires et anti-fascistes, il est arrêté par le gouvernement de l’époque en 1931. Seulement, Endre ne sera libéré qu’à condition de quitter le territoire hongrois. C’est donc à l’âge de 18 ans que le jeune homme quitte sa famille pour rejoindre Berlin. Il n’a alors qu’un rêve en tête, devenir journaliste.
Dans ce but, il intègre une agence berlinoise de photographie. S’il n’est pas intéressé par le monde de la photo, le jeune homme compte utiliser cette expérience pour se rapprocher des médias allemands. Plein d’audace, le natif de Budapest se lie d’amitié avec son patron, Simon Guttman. Celui-ci remarque directement le talent d’Endre et lui offre son premier sujet : le meeting de Léon Trotski à Berlin. Mais pour cette mission, Endre Friedmann n’est pas seul, il est accompagné par son premier appareil photo Leica.
Communiste et révolutionnaire convaincu, le jeune homme va retranscrire toute sa passion dans son objectif. Le lendemain, son travail est publié dans le magazine Der Welt Spiegel. Mais tandis qu’il commence à trouver sa place dans l’agence, la dictature imposée par Hitler le contraint de quitter l'Allemagne. Il rejoint Vienne pour enfin atterrir à Paris à l’automne 1933.
La rencontre entre la capitale française et le jeune hongrois est une révélation. Ils sont faits l’un pour l’autre. Pour autant, Friedmann ne change pas ses habitudes. Il rencontre un groupe de juifs émigrés, passionnés de photographie dont font notamment partie David Seymour et André Kertész. La gauche tricolore lui fait également de l'œil et André (comme il aime se faire appeler) se lie rapidement aux associations antifascistes et révolutionnaires.
Dans la ville lumière, le charme du jeune homme fait sensation. Lèvres charnues, regard noir et sourire moqueur, le jeune homme ne cesse de plaire. Ce visage si désiré mais que nul ne saurait posséder. Rapidement, André commence à piger pour le magazine VU. Mais dans son esprit, les choses ont changé, il veut devenir photographe. Amoureux et passionné d’images, l’une d’elles va le marquer en particulier : celle de Gerda Taro. La jeune femme vient également d’arriver à Paris. Étudiante allemande d’origine polonaise, ils partagent les mêmes passions : la politique et la photographie.
Ensemble, les deux amants sont transformés. En 1936, Gerda Taro invente un personnage pour publier les clichés d’Endre. Ce serait un riche américain, chic, mondain et séducteur. La description plaît à André qui décide de lui donner un nom inspiré de l’acteur Robert Taylor et du réalisateur Frank Capra : Robert Capa est né.
Endre et Gerda sur la terrasse d’un café parisien en 1936, photo metahistoria.com
Des armes aux larmes
En 1936, le couple participe à la création de l’agence Alliance-Photo aux côtés de Pierre Boucher et Maria Eisner. Dans le même temps, Endre voit ses photographies gagner de plus en plus de visibilités. Les magazines VU et Regards lui accordant même leurs couvertures cette année-là. Et alors qu’André Friedmann devient l’un des photographes de presse les plus en vogue du moment, son personnage Robert Capa se fait un nom dans les cafés parisiens, ses photos se vendant à prix d’or.
En août 1936, Gerda et Endre sont missionnés comme envoyés spéciaux pour couvrir la guerre civile espagnole. Cette expérience marque le début d’une prise de position nouvelle dans le photojournalisme. Les amants réalisent dès leur arrivée des portraits de miliciennes qui rencontrent beaucoup de succès. Ceux-ci dévoilent les femmes sous un autre visage. Hors cet engagement féministe, Robert Capa commence à prendre de plus en plus d’ampleur. L'alter-ego" est une version plus engagée d’Endre, plus folle et insouciante. Robert commence à créer des photos de toutes pièces pour faire la propagande des forces républicaines.
En novembre-décembre 1936, le trio Taro-Capa-Seymour couvre les conflits à Madrid. Le magazine Regards consacre alors un tiers de ses pages à la guerre civile espagnole. Sous les bombardements, Endre réalise un reportage poignant sur les Brigades Internationales. Intitulé “La Capitale Crucifiée”, il dépeint avec horreur la réalité du terrain. Publié jusqu’aux Royaume-Unis, le reportage est même présenté à l’Exposition Universelle de 1937.
Mais Robert Capa est un homme extrême et aux grandes réussites se substituent les grands drames. Alors qu’il rentre à Paris en 1937, André attend que son amante le rejoigne. Malheureusement, elle ne viendra jamais. Alors qu’elle photographiait les champs de bataille, Gerda Taro est accidentellement écrasée par un char républicain le 26 juillet 1937. Elle meurt l'appareil à la main, tuée par les causes qu’elle défendait. Cette perte anéantit totalement Endre Friedmann. La famille de Taro accuse même le jeune homme d’avoir été la cause de son décès. Le jour de son enterrement, le 1er août 1937, Endre est frappé et insulté. Humilié, blessé, André Friedmann disparaît. Place à Robert Capa, l’homme brisé
Une du magazine Regards le 10 Décembre 1936, présentant le reportage de Robert Capa, photo Pinterest
“Le plus grand photographe de guerre du monde”
En 1938, le magazine Life l’envoie couvrir la seconde guerre sino-japonaise. Pour sa deuxième expérience en tant que journaliste de guerre, Robert Capa impressionne par son courage et sa ténacité. N’hésitant pas à aller sur le terrain et dans les conflits aériens, il est au cœur de l’action. Il réalise un cliché poignant, celui d’un petit enfant habillé en militaire. La photographie fait la Une de Life et devient la vitrine de la guerre sino-japonaise outre-Manche. Le 3 Décembre 1938, la revue photographique britannique Picture Post le désigne “plus grand photographe de guerre du monde”. Robert n’a alors que 25 ans.
La Seconde Guerre mondiale sera la troisième que couvrira le jeune homme. Exilé aux Etats-Unis de 1940 à 1942, il passe tout près de l’expulsion de territoire. Mais, malin et séducteur, le photographe réussit à obtenir un statut légal en se mariant avec le mannequin Toni Sorel. Ce passage en Amérique construit un peu plus la personnalité du bonhomme. Son ami et collègue Henri Cartier-Bresson le décrit comme “cynique, opportuniste, profondément nihiliste, réfractaire à tout attachement, son cœur semblant brisé pour toujours”. Le seul échappatoire à cette souffrance intérieure, Robert Capa le trouve dans la guerre. C’est pour cette raison qu’il accepte une mission en Afrique du Nord en 1942, puis une en Sicile dans la foulée. Il y réalise des clichés simples mais marquants, notamment celui d’un berger montrant la route à un soldat américain. Il s’aventure autant dans les petits villages que dans les conflits.
Le 6 juin 1944. Deux ans après le débarquement en Sicile, Robert couvre un autre événement mythique : le débarquement de Normandie. Il fait partie des rares photographes à avoir pu accompagner les soldats sur les plages normandes. Il arrive à Omaha Beach dans les bateaux, il y reste six heures. Sous les rafales de tirs, de sang et d’obus, il réalise 109 clichés, mais seulement onze seront acceptables *. Cette série, qu’il appellera Magnificent Eleven, est sûrement la série de photographies la plus célèbre de tous les temps. C’est à l’aide de son Contax 24x36 et de son Rolleiflex 6x6 qu’il réalise cette prouesse, l’inscrivant plus que jamais dans l’histoire du photojournalisme.
Après avoir couvert les “tondues de Chartres”, la libération de Paris et la chute de Berlin, Robert Capa se lance en tant que photographe de plateau. Loin de l’enfer des combats, il tombe dans une violente dépression. Son docteur lui présente alors de forts troubles post-traumatiques tels que : “l’inquiétude, alcoolisme, irritabilité, dépression, culpabilité du survivant, instabilité professionnelle et nihilisme à peine dissimulé”. Son état impacte ses relations, notamment celle avec l’actrice Ingrid Bergman : une aventure d’un an où Robert Capa ne dort qu’à l’hôtel et refuse d’avoir une maison. Ce refus de stabilité agace ses proches, d’autant que le natif de Budapest est différent. En 10 ans, André Friedmann semble en avoir pris 30. Loin de l’époque des terrasses parisiennes, Robert Capa traîne sa culpabilité.
Pour échapper à ce quotidien, il décide de partir indépendamment en Israël pour couvrir la naissance de l’Etat. Il fait pendant deux ans la propagande des associations juives israélites. En 1954, le magazine Life lui propose de couvrir la guerre d’Indochine. Volontaire et engagé, Robert Capa retrouve un enthousiasme et une adrénaline qui lui avaient manqué. Le 25 mai 1954, Endre Ernö Friedmann meurt, emporté par une mine antipersonnel. Il s’en va, l’appareil à la main, comme l’amour de sa vie, Gerda Taro. Lui qui aimait dire qu’ils étaient mariés, ils seront à tout jamais liés.
Robert Capa s’en est allé le 25 mai 1954 mais Endre Friedmann est parti en 1937. Si Robert Capa est bien le plus grand photographe de guerre de tous les temps, A[E]ndre Friedmann restera toujours ce gamin souriant et séducteur d’autrefois, arpentant manifs et cafés parisiens.
[ *Cette version sera remise en cause en 2015 par des chercheurs qui affirment que Robert Capa n’aurait pris que 11 photos et ne serait resté que 1h30 sur le champ de bataille. ]
Louis Bouchard